5 Avril 1973. Dernier jour de Boubacar Demba Camara du Bembeya Jazz national. Les dernières minutes du ‘’Dragon de la chanson africaine’’, un extrait de ‘’Demba, l’étoile filante du Bembeya’’
Demba avait pris place à côté de Sékou Dioubaté, derrière. Salifou était devant avec le chauffeur. Demba avait descendu la vitre et admirait les premières habitations de Dakar. (…)
Pendant un instant, il eut le sentiment que la voiture roulait trop vite. Il voulut dire au chauffeur de ralentir, mais pensa qu’il passerait pour un poltron devant cet inconnu qui le vénérait, presque. Tandis qu’il s’amusait à suivre des yeux, le Phare des Mamelles, le colosse qui les défiait au loin, il eut brutalement l’impression de tomber dans un précipice et tout devint noir autour de Demba. Quand il se réveilla, il n’avait plus la notion du temps. Il était couché sur la chaussée, à quelques mètres de la voiture renversée. Les gens se démenaient avec mille précautions pour le soulever et le mettre dans un brancard qu’ils placèrent ensuite méticuleusement dans l’ambulance. Tout le monde était triste. Il aurait voulu que Salifou soit à ses côtés. Mais celui-ci, en larmes, était retenu par les membres plus âgés du groupe. L’ambulance s’ébranla et hurlait à travers la ville de Dakar. Il était étalé de tout son long, retenu par les lanières du brancard. Il était seul, entouré d’inconnus. Les médecins à ses côtés ne murmuraient plus, ils parlaient de lui comme s’il était dans le coma. Il avait mal à la tête, mais gardait toute sa lucidité. Il entendit distinctement le médecin qui évoquait un traumatisme crânien et une hémorragie interne, et cela décupla sa peur. Il ne pouvait parler ni faire un geste. Cela l’agaçait. Après une course d’une dizaine de minutes, l’ambulance s’immobilisa devant l’Hôpital principal de Dakar. Il entendait des ordres que des médecins criaient en wolof et vit des hommes en blouses bleues qui se précipitaient pour se saisir du brancard et le descendre avec d’infinies précautions. Par ces postures et ces prévenances, il réalisa qu’il devait être gravement blessé. Pourtant il se disait qu’il allait s’en sortir. Il sentait bien une asthénie assaillir progressivement son corps, mais se rassurait que l’élancement serait passager. Il était anxieux et espérait une présence familière autour de lui. Nenni. Salifou n’était pas là. L’image de sa mère et d’Oumimatou ne le quittait pas. Il avait parfois l’impression de les avoir en face, d’entendre leurs voix. À chaque apparition de Oumimatou, il la voyait avec un enfant, une fille, dans les bras. L’enfant avait le visage de Koulako, sa fille. Oumimatou, en larmes, le suppliait de faire les sacrifices que lui avaient recommandés le pigeon blanc de Ballakè et le devin de Coyah. Il demandait alors à son épouse d’alerter Fracasse. Lui seul pouvait faire ses sacrifices et devait le faire maintenant.
Il était désespéré de ne pouvoir émettre un seul son. Il ne sentit même pas son corps lorsque le médecin lui fit une perfusion. Celui-ci notifiait aux infirmières de le préparer pour le bloc opératoire. Demba avait l’impression que sa tête se remplissait de liquide, qu’elle devenait énorme. Il aurait tout donné pour se voir dans un miroir. Pendant que mille questions le tourmentaient, il vit sur le bord de son lit, Bidiningbè qui se tenait sur une patte. La blanche colombe qui avait perdu presque toutes ses plumes, était comme résignée. Demba avait des questions à lui poser, des supplications à lui faire, mais ne pouvait rien articuler. Finalement, le pigeon blanc battit de ses ailes nues et disparut. Sur le coup, tout devient sombre autour de lui. Des ténèbres et un labyrinthe inextricable. Il sentait qu’il se dissolvait au fur et à mesure qu’il avançait dans le couloir, mais refusait de se résigner. Peut-être au bout, retrouverait-il Bidiningbè ? Il était essoufflé, mais avançait. L’image de N’na Koulako, au bout du couloir, s’effilochait. Il ne comprenait pas que sa mère ne l’attende pas. L’idée de se séparer d’elle lui était insupportable. Il ne la voyait plus mais l’imaginait au bout du couloir, tentait de s’accrocher à elle, criait son nom de toutes ses forces, la suppliait de ne pas l’abandonner. Mais l’image de N’na Koulako Sidibé s’effrangeait. Tout le quittait, tout l’abandonnait. Seul, dans le labyrinthe, avec de temps à autre, la voix désespérée du médecin qui, lui aussi, avait finalement renoncé à le retenir : « Il abandonne, il ne veut plus se battre ! » Il avait envie d’implorer le toubib d’appeler Fracasse, que ce dernier pouvait le sauver encore, en faisant des sacrifices, le sacrifice. Les colas qu’ils avaient achetées étaient encore dans le side-car, Fracasse pouvait y ajouter un peu d’argent, se rendre dans la première mosquée et les donner au muezzin. Jeanne avait parlé de sang et il était en train de saigner abondamment. Mais comment le dire, comment expliquer au médecin qu’il voulait se battre pour Oumimatou et pour Koulako, sa petite fille. Personne ne le comprenait. Tout le monde semblait se résigner à le voir céder au sommeil qui inhibait déjà toutes ses facultés. Il était exténué par la douleur et par la peur. L’idée de céder au sommeil pour retrouver la sérénité, la paix se faisait de plus forte. En même temps, il sentait que s’il s’endormait, il ne se réveillerait plus, qu’il ne verrait plus sa mère. Il était pourtant désarmé. Si désarmé. Il entendit distinctement le médecin qui s’adressait à l’ambassadeur de Guinée :
— Quel âge avait-il ?
— Il allait avoir vingt-neuf ans.
Le médecin ôta les deux embouts auriculaires de son stéthoscope qu’il laissait pendre autour de son cou.
— Si jeune ! Je suis désolé.
Il écrasa une larme têtue. Demba sentit une grande lassitude le submerger. Un froid rigoureux enveloppait le couloir et les escaliers devenaient raides, rêches et interminables. Les dédales devenaient sombres. La lumière au bout s’était éteinte. Il ne voyait ni n’entendait plus sa mère. L’envie de s’assoupir était revenue, puissante. Il tenta d’y résister encore. Mais il sentait et comprenait qu’il avait besoin d’apaisement. Tout son corps, tout son être le réclamait. Il céda. Il ferma les yeux.
Assis dans son bureau, le médecin alluma son poste radio. Un animateur culturel s’exprimait, presqu’en larmes : « Demba Camara a vu Dakar, mais le public de Dakar n’a pas vu Demba. »
Yamoussa Sdidbé
Journaliste-Ecrivain